vendredi 2 novembre 2007

Les hommes seuls











photographie © Fabien Legay

On estime qu’entre 1945 et 1975, un logement sur deux, 90 % des autoroutes et une machine sur sept ont été construits par des migrants.

La figure récurrente de l’immigré d’après-guerre, c’est celle du travailleur. On le fait venir parce qu’on a besoin de lui. On pense qu’il ne restera que le temps d’accomplir sa tâche.

Tels des éclaireurs, les hommes viennent seuls ou à plusieurs, d’une même région, souvent d’un même village.

Poussés par le manque de perspectives dans leur pays natal, ils rencontrent un recruteur. Ils passent les tests, les visites médicales et reçoivent le précieux sésame pour le départ : un contrat de travail.

Le voyage est interminable. L’angoisse monte à l’approche de la gare d’accueil. On pose enfin le pied sur cette terre porteuse de tant d’espérances. Mais les rêves de cet ailleurs qu’on croyait pavé d’or s’effritent rapidement. La réalité éclate crûment : la langue que l’on ne comprend pas, les visages qui paraissent si austères. Et puis le travail. Ces hommes qui viennent majoritairement de zones rurales n’avaient jamais imaginé ces décors infernaux : poches géantes déversant le métal en fusion, hauts-fourneaux crachant leur poussière noire nuit et jour…

Dans les années de l’après-guerre, rien n’est prévu pour l’hébergement de ces hommes qui affluent si nombreux. On se loge comme on peut ; garnis surpeuplés, baraquements, chambres borgnes.

On s’entasse avec les compatriotes, on élabore des stratégies : travailler toujours plus, économiser le moindre sou et, dans deux ans, retourner au pays avec cette fortune si péniblement amassée. On cherche perpétuellement une meilleure place, un poste qui va permettre de gagner plus, plus vite. De toute façon, il y a du travail partout à cette époque.

Les moments de détente sont rares dans ces vies. Le week-end, les cafés sont bondés. Il n’y a pas beaucoup de voitures mais on trouve toujours une solution pour aller faire la fête en Belgique.

Les années passent. Le cercle des connaissances s’agrandit, des habitudes nouvelles s’installent. On travaille, on se love dans une routine rassurante. La langue n’est plus une angoisse permanente. On retourne au pays à l’occasion des congés d’été mais le travail vous rappelle bien vite en France. On rencontre une femme, ici ou lors d’un retour au pays. On se marie.

On a envie de se fixer un peu, de construire quelque chose. Les projets qu’on destinait au pays natal, on peut aussi bien les réaliser ici… On s’installe, on fait venir l’épouse, on s’enracine. Et le mythe du retour s’éloigne peu à peu.

Fanny Mauzat

(Extrait du livre "Entre deux terres" Passage du Nord-Est - 2007)