mercredi 21 janvier 2009

"Friches" : extrait

















« Dehors l’usine me suivait. Elle m’était entrée dedans. Dans mes rêves, j’étais machine. Toute la terre n’était qu’une immense usine. Je tournais avec un engrenage. »

Georges Navel, « Travaux »

 


Les grandes usines métallurgiques ont façonné le territoire au gré de leurs besoins. Elles ont également façonné le tempérament des hommes qui y vivaient.

Il faut voir une fonderie ou une forge en activité pour bien comprendre le travail de ces hommes du fer, les conditions dans lesquelles s’exercent leurs métiers.

Même si les machines ont progressivement soulagé les ouvriers des travaux les plus pénibles, on peut se faire une idée de ce à quoi ressemblaient les entreprises où ont exercé nos interlocuteurs.

La chaleur des fours, le bruit des presses qui cognent, la cadence à suivre pour ne pas casser le rythme de l’équipe, la poussière, l’odeur entêtante du métal en fusion, tous ces éléments font que l’usine devait être vécue de prime abord comme un environnement hostile. « La première fois que je suis entré dans la fonderie, j’avais 19 ans. Le four me semblait comme un volcan ».

Et puis on s’habitue. Les collègues plus aguerris transmettent aux nouveaux les gestes, les techniques pour maîtriser la machine et le matériau travaillé. Ils leur enseignent aussi les ficelles pour « faire la paye », pour comprendre les règles tacites qui régissent les ateliers.

Une fois que les novices ont fait leurs armes, ils sont affectés à des postes plus valorisants, nécessitant une technicité accrue. Après quelques années, quand ils ont le métier bien en main, ils transmettent à leur tour les précieuses connaissances. Le cycle peut ainsi se perpétuer.

Pour beaucoup de ceux que nous avons interrogés, l’usine est décrite comme une grande famille. Dans le mode de recrutement des ouvriers d’abord : « C’est comme ça que ça se passait à l’époque. Le père ou l’oncle travaillaient à l’usine, ils amenaient le fils ou le neveu et on commençait comme ça. ».

L’entreprise du père représentait alors un débouché naturel pour le fils. Certaines familles comptaient jusqu’à trois générations travaillant simultanément dans la même société. 

La famille, c’était aussi celle que l’on se recréait au travail. Quelques ouvriers évoquent encore les hommes qui leur ont appris le métier il y a quarante ans avec un respect presque filial. Ce mode de transmission empirique, en plus du transfert de compétences, permettait de renforcer les liens qui unissaient les hommes travaillant dans l’atelier. Maîtriser un métier difficile au prix d’un apprentissage fastidieux pouvait conforter l’idée que l’on appartenait à cette longue lignée des travailleurs du fer.

Comment s’étonner dans ce cas du désarroi causé lors des fermetures brutales de certaines usines ?

Nous avons rencontré des hommes qui avaient exercé toute leur carrière dans la même entreprise. Que l’usine s’arrête de fonctionner leur paraissait tout simplement inconcevable. « Quand le chef est passé et qu’il nous a demandé d’arrêter, le collègue ne voulait pas lâcher son poste. Il continuait à travailler. Il ne croyait pas à la fermeture. »

Les valeurs de courage, d’âpreté à la tâche, de camaraderie, le savoir faire patiemment acquis, ce modèle sur lequel on s’est construit s’écroule. « Les anciens nous disaient : « Bossez les jeunes ! Votre tour viendra. ». Aujourd’hui, on se retrouve à 50 ans sans rien. La boîte nous a bouffé notre jeunesse. ». Ce n’est pas seulement un emploi que l’on perd, c’est aussi une partie de l’identité qui est entamée. 

Un lent processus de restauration de l’image de soi est alors nécessaire. Cela peut passer par la création d’une association d’anciens salariés. Lieu d’échange et de paroles, elle permet de faire perdurer encore un peu la dynamique collective de l’usine.

Cela passe également par un travail de valorisation de la mémoire. Dire, partager, transmettre, c’est aussi un moyen de reconstruire cette identité malmenée.

Fanny Mauzat

(Extrait du livre "Friches", photos et texte © Fanny Mauzat / Fabien Legay -  Passage du Nord-Est 2009)